Un cas d’école, la Cour constitutionnelle d’Afrique du Sud

Yves Laurin, docteur en droit, avocat au barreau de Paris

Dans un enseignement sur les institutions judiciaires, la cour constitutionnelle sud-africaine pourrait être donnée comme référence. Elle est étroitement liée à la réussite de la transition démocratique qui a eu lieu depuis la fin de l’apartheid et les premières élections au suffrage universel de 1994.

 

Son rôle majeur au sein des institutions de l’Afrique du Sud peut être comparé à celui qui a été tenu par la Commission Vérité et Réconciliation, animée par Mgr. Desmond Tutu, dont les travaux organisés en séances publiques et diffusés à travers tous les médias ont été largement salués.

 

Pour sa part, la cour constitutionnelle créée par la constitution intérimaire de 1994, devait contribuer à garantir les droits fondamentaux méconnus par le régime de l’apartheid instauré en 1948 qui s’était opposé au vote de la déclaration universelle des droits de l’homme lors de l’assemblée générale des Nations Unies du 10 décembre 1948.

 

Yves Laurin, docteur en droit, avocat au barreau de Paris

Dans un enseignement sur les institutions judiciaires, la cour constitutionnelle sud-africaine pourrait être donnée comme référence. Elle est étroitement liée à la réussite de la transition démocratique qui a eu lieu depuis la fin de l’apartheid et les premières élections au suffrage universel de 1994.

 

Son rôle majeur au sein des institutions de l’Afrique du Sud peut être comparé à celui qui a été tenu par la Commission Vérité et Réconciliation, animée par Mgr. Desmond Tutu, dont les travaux organisés en séances publiques et diffusés à travers tous les médias ont été largement salués.

 

Pour sa part, la cour constitutionnelle créée par la constitution intérimaire de 1994, devait contribuer à garantir les droits fondamentaux méconnus par le régime de l’apartheid instauré en 1948 qui s’était opposé au vote de la déclaration universelle des droits de l’homme lors de l’assemblée générale des Nations Unies du 10 décembre 1948.

 

Le juge constitutionnel au coeur de la transition démocratique

 

Les enjeux d’un bon fonctionnement de la cour constitutionnelle étaient très élevés et engageaient pour une grande part l’avenir de la jeune démocratie sud-africaine. Ils restent toujours importants sur un continent où l’idée de Renaissance est reprise de plus en plus fréquemment.

 

Mais, douze ans après sa mise en place, cette cour n’a pas déçu les attentes qu’elle avait suscitées.

 

Sa fondation participe du mouvement favorable au contrôle de la loi par le juge, souvent associé à la notion de judicial review et à l’existence d’un pouvoir judiciaire. Ce courant a nourri les transitions démocratiques du début des années 1990 qui ont pu se développer à l’issue de la guerre froide. En ce domaine, l’Europe centrale et l’Afrique du Sud ont eu des évolutions proches.

 

Les pays européens tels la République tchèque, la Slovaquie, la Hongrie ou la Slovénie, membres de l’Union Européenne depuis l’année 2004 ont créé des cours constitutionnelles tout en maintenant des cours suprêmes de droit commun.

 

La réforme opérée en Afrique du Sud a été similaire. L’idée d’un élargissement aux matières constitutionnelles de la compétence de l’ancienne Supreme Court, qui pouvait s’inspirer du modèle de la cour suprême des Etats-Unis, n’a pas prévalu. Cette cour devenue la Supreme Court of Appeal n’est plus la première juridiction du pays.

 

Il a été choisi de construire de toutes pièces une cour constitutionnelle pouvant être saisie par toute personne ayant été préalablement admise à agir contre un texte législatif soit directement, par voie d’action, soit par voie d’exception et en ce cas sur un recours formé contre une décision de la Surpreme Court of Appeal ou d’une High Court.

 

La prééminence de la cour constitutionnelle est établie par la nécessaire confirmation de sa part de toute décision d’une juridiction de droit commun invalidant un texte de loi. (art.172 -2 -a de la constitution).

 

Enfin, on relèvera le pouvoir d’injonction, sous forme d’orders, dont dispose la cour pour que soient appliqués de manière effective les remedies, ou les mesures propres, selon la pratique des juridiction de common law à concrétiser la mise en oeuvre d’un droit.

 

La cour constitutionnelle se trouve donc investie de grandes attributions. Edifié symboliquement au sommet d’une colline de Johannesburg rebaptisée Constitutional Hill, site d’une ancienne prison, son bâtiment lumineux aux grandes baies vitrées qui accueille des expositions d’artistes sud-africains contemporains a été conçu pour illustrer l’ouverture et l’innovation des institutions post-apartheid de l’Afrique du Sud.

 

Un recours individuel en dernier ressort

 

Les questions les plus aiguës avec lesquelles la nouvelle Afrique du Sud a été confrontée ou mêlée, durant cette courte période, lui ont toutes été soumises. Composée de onze juges, la cour a compétence en dernier ressort dans tout le champ du contrôle constitutionnel en particulier lorsqu’ un recours individuel a été formé par voie d’exception. Ainsi, ont été débattus la peine de mort en Afrique du Sud et son application par un autre Etat en matière de terrorisme international, la contamination par le VIH, le problème de la restitution des terres ou le statut de l’union des personnes de même sexe.

 

La cour a toujours répondu, sans éluder aucune des difficultés dont elle était saisie, en étudiant les jurisprudences d’autres cours suprêmes, en se référant aux traités internationaux et notamment à la convention européenne des droits de l’homme et en acceptant la participation d’amici curiae comme le lui permet son règlement de procédure.

 

Elle a ainsi provoqué d’importantes réformes législatives à partir d’une interprétation très rigoureuse des textes de la constitution intérimaire de 1994 et de la constitution définitive de 1996. Enfin, elle s’est révélée dans certains cas comme un véritable contre-pouvoir, faisant preuve d’une indépendance incontestable.

A cet égard, le choix dans la désignation des juges aura été décisif.

 

Le Président Nelson Mandela nommera, en 1994, comme Président de la cour constitutionnelle l’un des plus éminents juristes d’Afrique du Sud, Arthur Chaskalson, avocat de grand renom qui avait fondé le Legal Resources Centre , association d’aide juridique reconnue pour la qualité et la pugnacité de son action durant l’apartheid.

 

La peine de mort et le terrorisme

 

La première décision de principe prise le 6 juin 1995 porta sur la peine de mort alors que quatre cent personnes se trouvaient condamnées à la peine capitale au moment de l’introduction de la nouvelle constitution et alors que ni celle-ci, ni le législateur n’avaient prévu son abolition.

 

Les débats préparatoires à l’établissement de la constitution n’avaient pas pris position sur la peine de mort et avaient laissé à la cour constitutionnelle cette tâche dans le cadre des procédures pénales qui devaient lui être déférées.

 

Ainsi, pour accepter un recours visant à annuler les dispositions ayant trait à la peine de mort incluses dans la loi sur la procédure pénale de 1977, la cour se référa à l’article 9 de la constitution consacrant le droit à la vie et à son article 11 prohibant la torture, les peines et les traitements cruels, inhumains ou dégradants. Dans les opinions concordantes de plusieurs juges fut également mentionné le concept spécifique à l’Afrique du Sud d’ubuntu généralement traduit par le mot humanité.

 

Après avoir annulé la peine de mort inscrite dans les textes de procédure pénale, la cour émit un order très bref en ces termes : Il est interdit à l’Etat et à ses organes d’exécuter toute personne déjà condamnée en vertu des textes qui viennent d’être invalidés.

 

La portée de cet arrêt fut comprise comme annonçant l’abrogation complète de la peine capitale à laquelle procéda, aussitôt, le parlement sud-africain en supprimant celle-ci de tous les textes qui la mentionnait.

 

Une nouvelle décision en date du 28 mai 2001 reprendra ce débat dans une affaire internationale à grand retentissement où étaient discutées des poursuites pénales conduites contre un réfugié tanzanien devant une cour fédérale de New-York qui était susceptible de prononcer la peine capitale.

 

Le demandeur avait bénéficié d’un asile en Afrique du Sud mais avait été transféré aux Etats-Unis à la requête des autorités fédérales américaines qui le soupçonnaient d’avoir participé aux attentats commis en 1998 contre le personnel et les bâtiments des ambassades américaines de Nairobi et de Dar Es Salam.

 

La Cour constitutionnelle déclarera illégale la remise de ce dernier par les autorités sud-africaines à celles des Etats-Unis et prendra un order pour qu’il soit obtenu que la peine de mort ne lui soit pas appliquée aux Etats-Unis, la cour fédérale de New-York étant en outre expressément destinataire de cet arrêt sans précédent.

 

La Cour constitutionnelle sud-africaine se muait en quelque sorte en juge international et affirmait la prohibition de la peine de mort en matière de crimes relevant d’actes de terrorisme international.

 

L’injonction de la Cour aux autorités publiques dans le domaine de la lutte contre le VIH

 

Le mécanisme de l’injonction, tiré de l’article 172 de la constitution, sera également utilisé à l’égard des pouvoirs publics dans la décision du 5 juillet 2002 relative aux soins à dispenser pour combattre la transmission du VIH de la mère à l’enfant.

 

Le droit aux soins inscrit à l’article 27 de la constitution a été illustré de manière spectaculaire avec cet arrêt rendu dans une instance ouverte par l’association sud-africaine Treatment Action Campaign, engagée depuis 1998 dans la lutte contre le VIH qui affecte cinq millions de personnes selon les sources du ministère de la santé et de l’ONU, soit plus de 10% de la population du pays. La cour souligne la gravité de pandémie et va apparaître comme un contre-pouvoir qui orientera par sa décision la politique de santé du gouvernement.

 

L’association requérante avait été à l’origine, en avril 2001, d’un accord entre le gouvernement sud-africain et les grands laboratoires pharmaceutiques aux termes duquel ceux-ci s’étaient désistés de leur action très controversée devant la High Court de Pretoria tendant à se voir reconnaître un droit absolu sur les brevets protégeant les médicaments utilisés contre le VIH.

 

De manière concrète une brèche avait alors été réalisée en faveur des médicaments génériques et des importations parallèles.

 

En ce qui le concerne, l’arrêt de la Cour constitutionnelle du 5 juillet 2002 fut le point de départ d’un changement dans la politique du gouvernement sud-africain.

 

Des injonctions (orders), sans ambiguïté, furent émises contre le ministère de la santé partie principale à la procédure.

 

Préalablement, la cour constitutionnelle, pour affirmer l’étendue de son pouvoir d’injonction, mentionnera des précédents de cours inférieures des Etats-Unis soutenus par la Cour suprême ainsi que les jurisprudences de la Cour suprême de l’Inde, de la Cour fédérale d’Allemagne et de la Chambre des Lords britannique admettant une telle technique. La Cour constatera que la protection judiciaire des droits les plus fondamentaux ne peut être affaiblie par le principe de la séparation des pouvoirs.

 

En l’espèce, la Cour constitutionnelle retiendra, après un débat scientifique contradictoire, la valeur curative du traitement à base de nivaprine et ordonnera en particulier au gouvernement, sans délai, de lever les restrictions qui entravent dans les hôpitaux publics et les cliniques la diffusion de la nivaprine produit ayant pour effet de réduire le risque de la transmission du VIH de la mère à l’enfant du VIH.

 

Cette décision sera acceptée par les autorités sud-africaines et aujourd’hui, l’association Treatment Action Campaign, auteur du recours est consultée par le gouvernement.

 

La restitution des terres ancestrales

 

Une longue procédure, de près de dix années, aux fins de restitution de terres ancestrales s’achèvera devant la Cour constitutionnelle en 2003. Elle fut conduite par les membres de la communauté de la région de Richtersveld, située au nord-ouest de la ville du Cap, en vue de mettre en échec des actes d’expropriation commis depuis 1847 par les autorités britanniques puis sud-africaines.

 

Le propriétaire, dont les titres se trouvaient en cause, était l’État sud-africain venant aux droits de la couronne britannique. Il s’agissait de terres d’origine pastorale où des gisements de cuivre avaient toujours été exploités par les membres de la communauté requérante et sur lesquelles des mines de diamant avaient été découvertes dans les années 1920.

 

La population africaine des namas qui y vivait en avait été dépossédée depuis un siècle et demi, mais de manière continue avait exercé ou fait valoir des droits sur ses terres. A cet égard, la Cour valide, au regard de la constitution, la loi coutumière des namas basée sur un droit de propriété avec usage collectif.

 

Plusieurs conditions ont été posées par le législateur sud-africain en 1994 pour que soit admise une action en restitution. D’une part, une communauté, soit un groupe de population, est habilitée à agir devant la Land Claims Court. Elle doit avoir été dépossédée depuis la date du 19 juin 1913 qui correspond à celle de la loi ayant attribué 85% des terres d’Afrique du Sud à la population d’origine européenne. En outre, la dépossession doit résulter de textes ou de pratiques basés sur une discrimination raciale. Enfin, la demande est à introduire avant le 31 décembre 1998.

 

Dans son arrêt du 14 octobre 2003, la Cour constitutionnelle confirma la décision de la Cour supérieure d’appel accueillant les droits de la communauté de Richtersveld sur le recours formé contre le jugement de la Land Claims Court qui avait rejeté la demande initiale.

 

Elle précisera que cette communauté détenait, en vertu de la loi coutumière (indigeneous law ou customary law), la propriété des terres auquel est attaché le droit aux minerais et aux pierres précieuses. La cour rappellera que la constitution, dans ses articles 39 et 211.3, donne force de loi, comme en l’espèce, à la customary law lorsque celle-ci n’est contraire à aucune des dispositions de la Charte des droits fondamentaux (Bill of Rigts) laquelle est incluse dans les articles 7 à 39 de la constitution.

 

Dès lors, la cour pouvait reconnaître les droits coutumiers de la population de Richtersverld comprenant la propriété des terres et les richesses minières que celles-ci recèlent et ainsi assurer une pleine restitution en constatant que l’expropriation intervenue dans le passé avait pour origine des mesures discriminatoires de nature raciale.

 

Le statut de l’union des personnes de même sexe

 

La législation discriminatoire de la période de l’apartheid ne pouvait bien entendu imaginer le mariage de personnes de même sexe alors qu’elle interdisait le mariage d’un homme et d’une femme appartenant - selon les critères d’une loi de 1949, aujourd’hui abrogée - à des races différentes.

 

Au lendemain de la chute de l’apartheid, la législation sur le mariage de 1961 a été contestée en ce qu’elle définissait le mariage comme l’union exclusive d’une femme et d’un homme. Cette question, en débat notamment en Europe et en Amérique du Nord, avait déjà été tranchée, avant que la cour constitutionnelle sud-africaine ne statue, par cinq Etats, les Pays-Bas, la Belgique, le Royaume-Uni, l’Espagne et le Canada, en faveur du mariage de personnes de même sexe.

 

La cour constitutionnelle invalidera dans sa décision du 1er décembre 2005 les dispositions de la loi de 1961 en vertu desquelles le ministre de l’intérieur s’était opposé au mariage d’un couple de personnes de même sexe.

 

La cour se fondant essentiellement sur le principe d’égalité inscrit à l’article 9 de la constitution prendra une double injonction dont le caractère était, sans précédent, puisque celle-ci s’adressait au parlement.

 

En premier lieu, la cour annulera la définition du mariage admise par la common law sud-africaine et la loi de 1961 car celle-ci ne permettait pas à des couples de même sexe de bénéficier du statut et des droits, avec les obligations en découlant, qui sont accordés aux couples hétérosexuels.

 

De surcroît, l’arrêt précisera à l’attention du parlement que cette invalidation était suspendue pendant un délai d’un an à compter de sa décision dans l’attente d’une modification législative.

 

Il était ainsi demandé au parlement de changer la loi de 1961 sur le mariage avant le 1er décembre 2006, à défaut ce texte dans sa formulation initiale n’aurait plus aucune valeur et serait compris comme autorisant le mariage de personnes de même sexe.

 

L’assemblée nationale votera le 15 novembre 2006 une nouvelle rédaction introduisant l’union civile de personnes de même sexe qui sera contractée devant les autorités compétentes pour célébrer le mariage et offrira des droits identiques à celui-ci.

 

Ainsi, la cour constitutionnelle met à la charge des pouvoirs publics de véritables obligations de faire que ces dernières respectent. La qualité des décisions de la cour suscite, en effet, peu de critiques. Sa jurisprudence reflète toujours les idéaux de la nouvelle constitution qui a marqué la fin de l’apartheid et témoigne d’une solide indépendance.

 

L'actualité de la Cour constitutionnelle d'Afrique du Sud

 

La Cour constitutionnelle d'Afrique du Sud, née en 1994, a illustré en douze années une aptitude à statuer sur les questions les plus difficiles à partir de mécanismes processuels riches en enseignements pour le France. En particulier, le recours individuel par un citoyen est permis devant la Cour pour contester un texte législatif estimé comme portant atteinte à la Constitution.

 

Composé de onze juges; formés par le Barreau ou issus de l'Université, elle a connu, en un temps très court de très grands débats ayant trait notamment à l'application de la peine de mort par un autre État en matière de terrorisme international, à la lutte contre la pandémie du VIH/SIDA, au problème de la restitution des terres ou au statut de l'union des personnes de même sexe. Les réponses de la Cour ont renforcé la lecture de la nouvelle constitution garante des droits fondamentaux.

 

La Cour constitutionnelle, qui est à l'origine de l'abolition de la peine de mort en Afrique du Sud, a réaffirmé son opposition à la peine capitale dans un État tiers la pratiquant, a émis des injonctions envers le gouvernement sud-africain en matière de lutte contre le VIH/SIDA, a validé une procédure autorisant au profit des plus anciennes populations d'Afrique du Sud la restitution de terres comportant des mines de diamant et a jugé que les personnes de même sexe devaient pouvoir s'unir selon une démarche comparable à celle du mariage.

 

La qualité des décisions de la Cour constitutionnelle d'Afrique du Sud, regardée comme l'une des meilleures parmi les juridictions à compétence constitutionnelle, n'est pas contestée. Elle a su traiter des grandes questions dont elle était saisie avec de solides méthodes de travail-en entendant longuement toutes les parties lors de ses audiences-qui ont garanti son indépendance.